Cyberpunk EdgerunnersNombreux furent ceux qui haussèrent un sourcil circonspect lorsque N****** annonça la diffusion de
Cyberpunk Edgerunners, adaptation anime du jeu vidéo Cyberpunk 2077 de l’éditeur polonais CDProjekt, par le studio Trigger de surcroît ; qu’est-ce qu’un studio tel que Trigger, spécialisé dans le style cartoonesque et l’hommage aux animes japonais des années 70, irait adapter un jeu vidéo AAA occidental mâtiné de prétentions hollywoodiennes et avec Keanu Reeves en tête d’affiche ?
C’est en réalité mal connaître Trigger, qui depuis plusieurs années cherche par tous les moyens à échapper à l’influence hégémonique des ayant-droits japonais bien connus en allant chercher des collaborations toutes plus exotiques les unes que les autres. N****** déjà avec Brand New Animal en 2020, ou le producteur de tokusatsu Tsuburaya avec
Gridman et
Dynazenon, ou encore plus étonnant, aller chercher directement l’argent de leurs fans (occidentaux) en mettant en place un Patreon pour que le public aille directement financer le studio, court-circuitant les canaux classiques du merchandising. Trigger est dans une recherche désespérée d’indépendance créative qui leur permettrait d’exister sans avoir à dépendre des éditeurs de manga shônen ou de light-novel qui tiennent cette industrie par les couilles.
Concernant CDProjekt, le choix d’aller vers l’animation japonaise n’était qu’une suite logique de leur démarche artistique. Le jeu vidéo Cyberpunk 2077 s’inspirait moins de la science-fiction à papa que des mangas et animes qui ont défini le genre tels que
Akira,
Ghost in the Shell,
Gunmm et ainsi de suite. Leur autre licence phare,
The Witcher, avait eu droit l’an dernier à un film d’animation produit en Corée et dont nous avions parlé ici-même ; et de la Corée au Japon il n’y qu’un petit bout d’océan à parcourir.
Edgerunners se déroule donc dans l’univers conçu à l’origine par Mike Pondsmith dans le jeu de plateau
Cyberpunk dont la première version est sortie en 1988 ; mais soyons sérieux, c’est bien le jeu vidéo sorti en 2020 qui a constitué la base de travail pour cette série. D’ailleurs, c’est la première chose qui interpelle avec cette série, la fidélité au matériel d’origine est scrupuleusement respectée. Les décors de Night City sont repris tels quels, tout comme les designs, les costumes, la musique, jusque dans les détails tels que les bruitages et autres effets spéciaux. Rarement on aura vu une adaptation de jeu vidéo autant en symbiose avec son matériau de base, le jeu donne sa substance à l’anime et l’anime donne un point de vue sur l’expérience de jeu. Par exemple le mini-jeu de piratage qui est un peu pourri dans le jeu (vous savez le truc avec les colonnes et les lignes de chiffres et de lettres), est rendu de manière beaucoup plus convaincante dans la série, mais il faut avoir l’œil pour le repérer.
Puisque l’on parle de visuels, commençons par là. Trigger a placé ses meilleurs éléments sur cette série avec Hiroyuki Imaishi, la force créatrice du studio (
Gurren Lagann,
Panty & Stocking,
Promare), au poste de réalisateur en chef, tandis que le vétéran Masahiko Ôtsuka est en charge du storyboard. Le chara-design est signé par le célèbre Yoh Yoshinari (
Little Witch Academia,
Brand New Animal) et à l’animation proprement dite on retrouve d’autres noms connus des services tels que Sushio (directeur de l’animation de
Kill la Kill) ou encore Kai Igarashi (responsable des meilleurs épisodes de
Gridman et de
Dynazenon, et qui comme par hasard est crédité au storyboard du meilleur épisode de
Edgerunners). En bref on a affaire au All-Star cast de ce secteur de l’animation japonaise, tout ce talent qui vient des tréfonds de la Gainax jusqu’à Trigger en passant par Bones et par Khara, tous ces gens qui nous en ont mis plein les yeux pendant vingt-cinq ans, sont ici réunis.
Pour quel résultat ? Une des séries les plus stylisées que l’on ait vu ces derniers temps, dans un genre typique de Trigger où le style et la puissance du design l’emportent sur la précision et le réalisme, où les couleurs fluos pètent et le mouvement se fait frénétique. Le nombre de plans et très élevé, et la cinématographie est superbe avec des plans finement construits laissant voir la beauté de ces décors de dystopie futuriste ou ces personnages aussi magnifiques que bigarrés.
Regardez ce plan par exemple, regardez la manière avec laquelle la lumière néon bleue arrive d’un côté pour contraster avec le blanc de l’autre ; même lorsque rien de bouge à l’écran il y a quand même quelque chose à regarder, un élément pour attirer le regard du spectateur tout en mettant l’objet en perspective. C’est ce genre de style qui nous rappelle à quel point la très grande majorité des animes actuels sont plats et sans saveur visuelle, moulés dans le même creuset du superflat et de l’économie de moyens poussée au rang d’intention.
Edgerunners, grâce à des conditions de production que l’on imagine plus favorables que celles des studios qui essorent leurs artistes pour adapter le dernier light-novel débile à la mode, se permet une quantité et une qualité d’anime qui le placent bien au-dessus du tout-venant saisonnier.
Tout au plus pourra-t-on noter une certaine dissonance entre le fond et la forme ; les séquences de poursuite en voiture, relativement nombreuses surtout vers la fin, sont presque toutes produites en images de synthèse ce qui en soit n’est pas le problème, c’est plutôt cette manière de faire valdinguer les bagnoles comme des quilles percutées par des boules de bowling qui rendent un résultat un peu ridicule et trahissent les orientations résolument cartoon de Imaishi, qui depuis
Dead Leaves a montré que son interprétation du cyberpunk tenait plus du côté de Tex Avery que de Katsuhiro Otomo. Mais c’est aussi cela que CDProjekt est venu chercher, comme dit plus haut ils ne se sont pas retrouvés avec Trigger par pur hasard. Autre petit défaut, le script est clairement à l'étroit dans ses dix épisodes, certes le rythme est relevé et les épisodes denses mais on aurait pu se permettre un ou deux épisodes supplémentaires pour laisser la pâte reposer et pourquoi pas approfondir les personnages secondaires, après tout dans le jeu vidéo les quêtes annexes étaient une des meilleures parties et dans un monde tel que celui-ci il y a de quoi faire.
Le récit se déroule donc à Night City, quelque part avant les évènements décrits dans le jeu vidéo Cyberpunk 2077. Le protagoniste est David Martinez, un jeune garçon qui étudie dans une école tenue par Arasaka, la corporation la plus puissante du monde qui constitue en quelque sorte sa propre nation avec ses propres règles. Élevé par une mère célibataire, David vient d’un milieu défavorisé et ne se sent pas à sa place dans cette école de bourgeois arrogants. Lorsqu’un drame survient dans la vie de David, son existence prend un tournant radical. En effet, il met la main sur un implant cybernétique de niveau militaire, le Sandevistan, qui lui confère des capacités surhumaines. Grâce à cela, David va intégrer la pègre de Night City, se faire la main en tant que mercenaire et vivre comme une personne libre dans ce monde où la technologie aliène l’homme plus qu’elle ne l’augmente. Filant rapide comme l’éclair sur la crête du danger et de la mort, il est un Edgerunner…
J’aimerais en dire beaucoup sur le scénario mais je ne veux pas spoiler ici car la série est bien plus forte lorsque l’on découvre ses effets en la regardant. Dès le premier épisode le ton est donné et on comprend que l’on a affaire à un monde impitoyable où la vie humaine a moins de valeur que le métal qu’on lui a implanté ; et seuls les plus radicaux, ou les plus fourbes, ont une chance de s’en sortir vivants. La série est regardable sans avoir joué au jeu vidéo (les personnages et le récit sont complètement différents) mais connaître l’univers de Night City, les lieux, les termes, le jargon, sont un plus indéniable pour profiter à fond de l’expérience, manifestement conçue pour les fans. C’est marqué Cyberpunk dans le titre et c’est cyberpunk pour de vrai, il n’y a pas maldonne ou tromperie sur la marchandise, sexe et violence sont de la partie, on retrouve cette culture de l’anime underground qui nous avait fait aimer l’animation à l’époque où on se refilait des VHS sous le manteau.
Un des points qu’il fait soulever absolument c’est au niveau du script, certes mis en images par Trigger au Japon, mais qui a été écrit par Bartosz Sztybor, un auteur polonais qui collabore fréquemment avec CDProjekt notamment en tant que scénariste des bandes-dessinées officielles de
The Witcher et de
Cyberpunk. Il faut le noter car, à bien des égards, il est évident en regardant cet anime que son scénario n’aurait jamais pu être écrit par un Japonais - ou pour être plus précis, il n’aurait pas pu être produit en suivant les canaux habituels de la production d’anime au Japon. Là où c’est le plus frappant c’est la manière avec laquelle est décrite l’addiction de David. Plus la série avance, plus David devient dépendant aux implants cybernétiques (en fait il devient surtout accro à la puissance que ses implants lui accordent). Ceux qui s’implantent trop de « chrome » sont obligés de prendre des inhibiteurs pour réduire leur charge mentale, auquel cas ils risquent de perdre la raison et devenir des « cyberpsychos », des fous furieux surarmés qui sèment la destruction avant leur propre et inévitable chute. Dans l’anime cela prend la forme d’une addiction aux médicaments pour David, qui finit par devenir égoïste voire violent lorsqu’il lui manque sa dose. Ce point en particulier est très intéressant parce que c’est quelque chose qui n’est jamais abordé dans l’animation japonaise, le sujet de la drogue et de l’addiction est extrêmement tabou là-bas. Cherchez un anime récent où le personnage principal est accro aux médocs ou aux produits, vous n’en trouverez pas. Les animes de sport pullulent, mais la question du dopage n’existe pas. Les personnages d’animes passent leur temps à étudier ou travailler mais ils ne prennent jamais rien pour tenir le coup, ils marchent uniquement à la soupe miso et à la détermination. Personne n’y croit, ce n’est pas la réalité mais l’animation japonaise pose un voile pudique sur ces sujets. C’est pour cela qu’il est d’autant plus notable que
Edgerunners, produit au Japon mais avec un script occidental, mette les pieds dans le plat. Dans les shônen lorsque le héros obtient de la puissance c’est vu comme une bonne chose, et même lorsqu’il perd le contrôle il finit par être sauvé grâce au pouvoir de l’amitié. Dans
Cyberpunk Edgerunners c'est différent, la prise de puissance est vue comme une perte d'humanité, et ça se termine pas aussi bien que dans
Hunter x Hunter.
L’autre point intéressant c’est la relation de David avec Lucy, une fille qu’il va rencontrer assez rapidement et qui va avoir une grande importance dans l’histoire. Souvent dans l’animation japonaise l’aspect romantique constitue un enjeu secondaire dans le récit, et les auteurs incorporent une, ou deux, ou plusieurs filles pour titiller les spectateurs et les inviter à faire des concours de waifus qui vont permettre à la série d’exister au-delà de son propos (et si possible faire de l’argent).
Edgerunners, qui encore une fois n'est pas écrit par un japonais et n’utilise pas la grammaire narrative des animes industriels, part dans une direction différente. La romance entre David et Lucy cesse d’être une question assez rapidement, ce qui va importer c’est la manière avec laquelle cette relation va évoluer, et ce que l’on comprend c’est qu’une vraie histoire d’amour, saine et heureuse, n’est pas vraiment possible dans un monde tel que celui de Night City. La manière avec laquelle la série traite ces personnages est relativement adulte et dépourvue de la naïveté caractéristique des récits pour adolescents qui constituent la base de ce média. C’est d’ailleurs le script dans sa globalité qui fait preuve de qualité, une de mes séquences préférées c’est dans le premier épisode avec l’évènement déclencheur du scénario, en quelques minutes et sans beaucoup de dialogue on saisit tout le cynisme et l’inhumanité de cet univers. Et comment ne pas mentionner l’épisode 6, le meilleur de la série, avec sa réalisation sublimement sombre qui rappelle les OAV des années 90.
Le succès de Cyberpunk Edgerunners n’est pas étonnant. Du côté des joueurs de CDProjekt et des spectateurs de N******, pour qui l’animation japonaise s’est arrêtée à Ghibli et Dragon Ball Z, ils ont découvert que pendant vingt-cinq ans, dans leur indifférence la plus totale, des artistes perdus quelque part au Japon ont développé et peaufiné un style et une proposition artistique que l’on ne trouve nulle part ailleurs et certainement pas dans les bouillies de 3D que N****** cherche à refourguer à ses abonnés. Du côté du public de l’animation japonaise, gavé d’adaptations de light-novel et de shônen manga telles des oies préparées pour le dîner du réveillon, ils ont découvert que l’animation pouvait proposer autre chose que des recettes et des images connues, sortir du cadre imposé par les surpuissants éditeurs et producteurs japonais qui font la pluie et beau temps dans le milieu et aller chercher des thèmes et des sujets que la japanime a largement mis de côté, trop occupée à surexploiter les mêmes filons tout comme elle surexploite ses artistes. En cassant ainsi les codes et les catégories commerciales, tout en conservant son intégrité artistique héritée d’un genre autrefois à la pointe de la contre-culture,
Cyberpunk Edgerunners est un des animes les plus significatifs de 2022.