Les moutons électriques n'exportant pas au Canada, j'attends également l'édition Gallimard pour lire
Wastburg. Au bout de mille pages en compagnie de Don Benvenuto Gesufal, on développe un goût particulier pour la
crapule fantasy quand même.
Sur le conseil d'Ialda, et à l'annonce du cancer en phase terminale de Iain M. Banks, j'ai aussi promptement lu
L'homme des jeux, et je ne sais pas si c'est l'effet de la traduction, mais j'ai trouvé ça laborieux et chiant : c'est sans style, le décor est en carton-pâte, l'histoire est tout à fait palpitante avec cette histoire de tournoi intergalactique de jeu de table auquel on ne comprend rien, qui par ailleurs ne
raconte rien de vraiment substantiel sur des centaines de pages. Je vais quand même essayer
L'Usage des armes, présenté comme l'autre roman "génial" du cycle de la culture, mais je ne sais pas si je vais pouvoir me faire à cette succession sans montage de scènes SF-types.
Ogre sanguinaire et rabelaisien, le Maréchal règne en despote sur la république d’Hyrcasie. Tout le monde veut sa peau, amis ou ennemis. Mais personne ne sait qui il est en réalité, sauf, peut-être, son vieux confident, qui est aussi son secrétaire particulier, son masseur, son homme à tout faire. Des rebelles tentent de renverser le tyran et l’assiègent dans sa capitale. Il n’envisage pas d’autre solution, pour en finir, que de déclencher l’apocalypse. Pierre Jourde propose ici une synthèse politique des dictatures issues de la décolonisation, et amplifie jusqu’aux limites du fantastique le processus de déréalisation inhérent à l’exercice du pouvoir. Les intrigues, les complots, les personnages prolifèrent et s’entrecroisent, dans un jeu vertigineux. Ce récit polyphonique est à l’image de son personnage principal : cruel, truculent, excessif, comique.J'ai aussi lu
Le Maréchal absolu de Pierre Jourde.
Là par contre, c'est du lourd.
Beau pavé de 730 pages qui passe comme une lettre à la poste tout d'abord grâce à un style sublime, français, où chaque mot a un sens et a du sens, où chaque phrase coule. Pas une seconde je n'ai eu l'impression de m'ennuyer à lire ces phrases truculentes et pleines de sens, notamment dans la première partie où le Maréchal (pastiche du dictateur africain dans tout ce qu'il a d'excessif et de grotesque, qui rappelle beaucoup feu le colonel Kadhafi d'ailleurs) se confie, alors qu'il est assiégé dans sa capitale par différentes factions rebelles, à son secrétaire particulier Manfred-Célestin (ce nom bordel

) qu'il maltraite affectueusement (ça reste toujours de très,
très bon goût).
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Comment devenir absolu, tu le sais, toi, Elvis? Il faudrait s'introduire tout entier dans tes conduits, se spiraler en escargot dans le repli de ton audition, se verbaliser. On deviendrait sa propre histoire. Comme les morts. Mais on vivrait pourtant, âme entendue, pure parole jouissant de se repasser en boucle les bandes interminables de son intégrale. Si tu m'entendais ainsi, si le souffle que je confie chaque jour à ta carcasse creuse pouvait vider toute mon âme, aller la chercher en longs anneaux souples, dans tous les virages de mes viscères, si je devenais en toi ce réservoir d'attention, qu'est-ce qui pourrait nous arrêter? Hein?
Donc être tout dit tout entier, recueilli en toi. C'est tout ce que je peux espérer comme tombeau et comme postérité. Ça ne doit pas être bien ragoûtant là-dedans, la perspective m'écoeure tout de même, excuse-moi de te dire ça, depuis le temps on se dit tout, hein, ma carcasse. Faudrait envisager un nettoyage interne, j'aime mieux ne pas imaginer l'encrassage des conduits.
Au bout du compte, tu mourrais, toi aussi, mais qu'importe? La pression de mon verbe te ferait fermenter de sagesse. Nous deviendrions la source de toute prophétie. Les hommes n'auraient plus qu'à t e clouer à une potence dans le saint des saints de leur temple."
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Parfois, dans ma nuit, tandis que tu ronfles, allongé en travers de ma porte dans ton lit de sangle, je me prends à me dire qu'autrefois, il y a très longtemps, avant d'être ce Maréchal virtuel, ce très vieux tyran qui n'est guère plus qu'un mot, je fus réel."
Au-delà de l'intrigue extrêmement complexe, racontant en détail toutes les ramifications de la gestion du pouvoir absolu par ce Maréchal, j'ai surtout été impressionné par la manière dont Jourde raconte ce qui fait
tenir une dictature : l'aspect métaphysique et romantique, l'aspect
récit. Dans ce roman, les personnages intéressés par le pouvoir passent leur temps à récupérer la réalité et à en faire un récit dont ils sont la figure centrale flamboyante, où toute logique et toute mesure sont occultées. Tout est raconté à la première personne, par différents narrateurs, qui se racontent eux-même comme des personnages de fiction caricaturaux, dépouillés de leur subtilité d'être humains pour devenir des acteurs de cette fiction qu'est l'Histoire telle qu'ils la perçoivent, et n'y arriver qu'à moitié, puisqu'après des centaines et des centaines de pages d'autocongratulations et de délire, la réalité (sous la forme de villes rasées par la guerre civile, les bombardements, les exactions et les massacres) les rattrape.
C'est un boulot impressionnant, très construit, très complet, subtil, qui explique un aspect fondamental qui n'est pas compris dans les démocraties et les états de droit décentralisés qui fonctionnent sur une administration lourde : le pouvoir, le véritable
pouvoir, n'est pas une affaire de gestion efficace, ni même de réseaux d'influence et de richesse ; c'est celui qu'on exerce sur le coeur des gens de son vivant et sur l'Histoire de manière posthume, en devenant un
personnage grandiose, un être au-delà du temps.
28 euros chez Gallimard ou chez toute bibliothèque qui se respecte. Pour ma part, ça faisait longtemps qu'un bouquin de littérature "blanche" français m'a autant impressionné.