de Zêta Amrith le Jeu 08 Juil 2010, 17:39
Pour compléter la présentation de Gemini, voici le texte que j'avais écrit pour Tezuka In English.
Une introduction générale doublée d'une vaine tentative de séduire les djeun's, dithyrambe à l'appui.
Osamu Tezuka En Quelques Mots
Osamu Tezuka (1928-1989) est considéré comme le fondateur du manga moderne. Surnommé le Dieu Du Manga au Japon, médecin de formation, il a consacré plus de quarante années au développement de cet art par le biais d'une oeuvre dense et sans équivalent : avec plus de 150 000 pages au compteur, Tezuka est simplement l'auteur de bande-dessinée le plus prolifique de tous les temps.
Outre l'aspect quantitatif démesuré, il y a surtout le cheptel de révolutions que le dit Homme Au Béret a offert au genre. L'une de ses premières créations, New Treasure Island en 1947, fut ainsi déterminante dans l'odyssée du manga : pour la première fois, il usait d'un style proche du storyboard pour générer un effet de mouvement constant. Le dynamisme du focus, le découpage des cases et le jeu des onomatopées, entre autres trouvailles géniales, étaient déjà constitutifs du manga tel que nous le connaissons aujourd'hui. D'autre part, en s'affranchissant des strips humoristiques en quelques dessins qui étaient la norme de l'époque, Tezuka démontrait le potentiel narratif sans limites du manga, capable pour une même histoire de soutenir plusieurs centaines de pages. Le story manga était né et le média commençait sa formidable mutation émancipatrice.
Comme suggéré, à côté du vivier de techniques nouvelles et essentielles apporté par son oeuvre, Tezuka se démarque aussi par un catalogue exponentiel : plus de 600 titres répartis dans tous les genres. Du drame russe (Ayako) en passant par le fantastique (Vampires), de la biographie historique (Ludwig B.) à la science-fiction (Kaos), de la quête spirituelle (Bouddha) au thriller morbide (MW), du western (Angel Gunfighter) jusqu’au conte pour enfants (Unico), du combat de super-héros (Big X) au récit d'horreur (Alabaster), du chambara (Dororo) vers le shounen (Triton)... Au travers de sa bibliographie titanesque, Tezuka aura caressé puis creusé tous les courants populaires et influencé la destinée d'un art balbutiant. Tous les mangaka actuels sont redevables, d’une façon ou d’une autre, au talent sans égal de Tezuka à raconter des histoires qui parlent à l'âme du lecteur.
Bien sûr l'Occident a plus spécifiquement retenu du Maître une poignée de personnages forts qui ont su traverser les frontières, à commencer par Atom, aka le petit robot Astro, dont chaque anime-fan garde un souvenir ému et sincère. Parmi les autres vedettes mondialement connues du mangaka, on trouve aussi par exemple le lion blanc Leo – dont l’adaptation fut le premier anime diffusé en France sur l’ORTF, l'androgyne Princesse Saphir ou le mystérieux Dr. Black Jack. Si ces séries sont marquantes, culturellement capitales, chacune pour diverses raisons, elles ne représentent toutefois qu'une goutte infime dans l'océan du Tezuka-verse.
Cette grande variété thématique, et l'ardent désir d'aborder tous les sujets, auraient pu aboutir à un melting-pot indigeste, si le Maître n’avait pas systématiquement décliné sa pensée de façon ordonnée et cohérente dans chacune des composantes de son œuvre. Humanisme et écologie sont le fil rouge absolu que le lecteur peut retrouver dans toute création estampillée Tezuka : ainsi, qu’il s’agisse de ses manga pour enfants ou a contrario de ses créations les plus noires et sophistiquées, le même message pointe au gré des pages, assurant à ce corpus gigantesque un caractère homogène surprenant. Renonçant à bien des manichéismes, Tezuka enfant de la bombe atomique et de la guerre s'attelle à dénoncer toutes les oppressions, qu'elles soient le fruit d'un système ou d'hommes isolés, et fustige les idéologies exclusives de tous bords, qu'il accuse de dépouiller les individus de leur libre-arbitre et de leur raison. Chez l'auteur, l'expression d'une opinion peut revêtir des formes très différentes, depuis Dororo et son démon mural dévoreur d'enfants, allégorie de la scission entres les deux Corées, en passant par certains chapitres de I.L brocardant les exactions américaines au Vietnam. N'existant que pour le meilleur, la position ne prend jamais le pas sur le récit mais offre des niveaux d'appréciation supplémentaires à quiconque voudrait les saisir. Les décennies s'enchaînent et l'on reste sans cesse abasourdi par le liant intact qui fixe chaque pierre de la mosaïque.
"Aimez toutes les créatures vivantes."
Dans le même ordre d’idées, grâce à son concept unique de Star System, Tezuka se permet de parer ses histoires d’une unité d’ensemble : la méthode préconise de considérer les personnages comme étant incarnés par des acteurs, et donc de réutiliser ces derniers dans différents rôles – exemple parmi mille variations, le héros avide de justice de Metropolis peut basculer et devenir un malfrat dans une autre série, tout en conservant certains traits identiques. Par ce procédé, poussé à l’extrême dans plusieurs travaux, Tezuka étudie comme aucun auteur ne l’a jamais fait la vraie nature de ses protagonistes, multipliant les clins d’œil, les références et les sens cachés. Plus le lecteur connaît de manga de Tezuka, plus de nouveaux degrés de lecture s’ouvrent à lui !
Malgré tout, l’immense production manga de Tezuka a souvent tendance à éclipser le rôle majeur qu’il occupa dans le domaine de l’animation. En montant la structure Mushi Productions en 1961, le prodige ignore qu’il vient de créer le lien dialectique qui définira les rapports entre manga et animation pendant tout le XX° siècle – et au-delà. L’objectif impossible que se fixe Tezuka est alors de produire le premier anime nippon doté d’une continuité, la première véritable série japonaise à base de celluloïdes. Autrement dit, et feignant d'ignorer le scepticisme de toute la profession, il fait le pari dément de pouvoir fournir un anime de vingt-cinq minutes par semaine pour la télévision. Assisté de futurs ténors de l'industrie, comme Rintaro ou Osamu Dezaki, le Maître entreprend de renouveler la pratique de la Limited Animation déjà expérimentée aux USA, pour l’ériger en science. En quelques mois de rôdage seulement, il triomphe de la contrainte technique et atteint son but : l'anime moderne naît en 1963 et son ambassadeur éternel sera Astro Boy, série visionnaire qui fascinera Walter Elias Disney et Stanley Kubrick. Bien qu’à double-tranchant, ce savoir-faire ingénieux co-développé par Tezuka aura été la condition sine qua non à l’émergence d‘une animation populaire au Japon. De nos jours encore, la mise en scène de la plupart des anime ne fait qu'approfondir les fondamentaux de la Limited Animation qui furent appliqués dans les locaux du studio Mushi.
"Je répète tout le temps que Animation vient de 'Animare', qui signifie 'Insuffler une âme'."
Durant les années 60' et 70', tandis que le mouvement gekiga naît en réaction et en opposition à Tezuka, ce dernier soucieux de ne pas être supplanté par l'époque consacre une partie de ses nuits blanches à la promotion de nouveaux artistes intrépides. En 1967, profitant de sa notoriété publique, il lance COM, un magazine versatile qu'il conçoit en amont comme un tremplin et un laboratoire où de jeunes mangaka et passionnés d'anime peuvent exprimer des pistes novatrices, libérés des contingents trop rigides dressés par les éditeurs. De futures pointures du manga et de l'anime, tels Mitsuru Adachi ou Katsuhiro Otomo, firent parmi leurs premiers pas dans COM. Plus largement, examiner un instant la liste de ceux qui travaillèrent à un moment donné sous l'égide de Tezuka est une impérissable source d'étonnement : de Shotaro Ishinomori à Yoshiaki Kawajiri, en passant par Yoshiyuki Tomino, tous les plus grands furent à leurs débuts les élèves et collaborateurs du Maître.
Perpétuel stakhanoviste, curieux de tout, Tezuka refusera toute sa vie la facilité, réinvestissant continuellement les profits générés par les remakes télévisés de ses manga à succès dans des oeuvres toujours plus personnelles et audacieuses. Après la fondation de Tezuka Productions, résultat de conflits internes destructeurs à Mushi, il enchaîne les court-métrages d’auteur – dont l’incroyable Jumping maintes fois primés, lance des séries TV originales – Blue Blink – et s’implique sur des films d’animation de très grande ampleur – Hi No Tori 2772. Au total, ce sont une quinzaine de long-métrages, autant de téléfilms, une douzaine d’OVAs, une vingtaine de séries TV et plusieurs dizaines d’essais expérimentaux qu’il laissera derrière lui, parallèlement à sa création papier et à d'autres activités journalistiques, littéraires ou médicales. Une somme considérable !
"On peut dire que le manga aura été ma femme, et l'animation ma maîtresse."
Mais le Dieu Du Manga soumet son corps déjà malade à une fatigue de plus en plus déraisonnable. Le 09 Février 1989, Tezuka, atteint d’un cancer et hospitalisé, s’éteint à soixante-et-un ans son crayon près de la main. Il nous lègue une oeuvre colossale d'une force et d'une émotion sans pareilles, et s'impose sans le moindre doute comme l'un des plus grands artistes jamais recensés dans la grande et tragique aventure du XX° siècle.
Encore de nos jours, tandis que manga et anime ont tué le père et migré vers d'autres sphères, Tezuka Productions veille sur le patrimoine Tezuka. Il ne se passe pas une année depuis la disparition du Maître sans que de nouvelles adaptations de ses oeuvres – manga, films animés ou live, séries TV, comédies musicales, pièces et spectacles divers – n’envahissent l’actualité culturelle nippone, supervisées par ceux qui le connaissaient le mieux. En outre, un musée semi-public dédié à son oeuvre a ouvert en 1994 dans la ville de Takarazuka, connue pour son théâtre féminin qui inspira à l'auteur le tout premier story manga shoujo, Princesse Saphir. Ainsi, que ce soit en 1946 ou en 2010, le monde d’Osamu Tezuka demeure d’une vitalité incomparable.
Dernière édition par
Zêta Amrith le Ven 25 Fév 2011, 15:11, édité 1 fois.