Amrith a écrit:L'erreur serait de croire en l'image d'Epinal du système financier comme vieux pachyderme paralytique qui regarde Derrick à la télé, quand il est absolument tout l'inverse : fluide, mobile constamment, en un sens révolutionnaire. Il a naturellement trouvé en ce qu'on labellise la "gauche" un vivier idéologique qui conforte la plupart des veaux d'or de l'époque, qu'il a co-institués : cadres d'action post-nationaux, religion du progrès (mouvement autotélique), affirmation des différences individuelles plutôt qu'aspiration à former des entités politiques etc.
Je ne veux pas laisser l’impression que j’affiche des posters du gars dans ma chambre, mais François Ruffin – encore lui – parle clairement du protectionnisme comme d’un mouvement de réappropriation à la fois industriel et économique. Pas très "monde ouvert" comme thématique, pourtant. Comme il essaie d’être pragmatique, parce qu’il lui faut autre chose que des abstractions quand il va causer aux ouvriers sacrifiés de Whirlpool, Continental ou Bridgestone, qui voient leur emploi rayé d’un trait de plume au profit d’une "délocalisation compétitive" en Europe de l’Est, il essaie de trouver des solutions politiques solubles dans le moule néolibéral sanctuarisé à l’échelon transnational. C’est de la débrouille – souvent vaine – qui s’arrange de compromis idéologiques nécessaires, parce qu’il n’a ni le temps ni les moyens de faire la révolution. Là-dessus, je pense qu’il est suivi par à peu près tout LFI et Jean-Luc Mélenchon le premier. Penser que "cette" gauche échoue parce qu’elle perd du temps à défendre les musulmans, les trans’ ou les vegans, c’est de mon point de vue une triste erreur de lecture. Ou, à tout le moins, c’est une focalisation sur un épiphénomène d’ampleur ridicule au regard de ce qui vaudrait à tout projet un tant soit peu antilibéral de déchaîner les forces hostiles du capital, pour peu que ledit projet gagne en crédit électoral quelque part sur cette planète. Car c’est bien par un effet de pression technico-structurel que des Alexis Tsipras finissent par appliquer l’austérité contre laquelle ils se sont fait élire, ou que des José Manuel Durão Barroso passent du PCF portugais à Goldman Sachs, sans que cela ne les dispense évidemment de leur part de responsabilité morale. Par ailleurs, il y a bien sûr aussi de pures tromperies idéologiques à la racine, je te rejoins notamment tout à fait sur le cas François Mitterrand. Mais les noms m’importent peu, même si l’on pourrait discuter de l’intégrité et de l’honnêteté intellectuelle des uns et des autres, parce qu’il y a tout un pan de la pensée politique qui est aujourd’hui de toute façon privée de bras : que la finance toute puissante ait été portée par des courants politiques mixtes, je ne le discute pas. En revanche, aujourd’hui je dis qu’elle est en capacité de mettre en échec tout projet contraire à ses propres intérêts. Et elle a les moyens objectifs de ses menaces. C’est ce qui a enfermé les chercheurs en science sociale et économistes hétérodoxes sous la cloche des "idéologues" gaussés par des François Lenglet et Nicolas Bouzou en pagaille, parce que la raison voudrait qu’on ne fasse plus que ce que nos technostructures inclinent à faire, selon les règles biaisées qu’elles ont elles-mêmes édictées. Frédéric Lordon s’était récemment fendu d’une hypothèse éminemment pessimiste (mais à mon avis lucide), expliquant que si demain Jean-Luc Mélenchon était en position d’appliquer à la lettre le programme de LFI, il se ferait torcher en trois semaines par les marchés financiers. La seule réponse du candidat, défait depuis, c’était de dire en substance :
"Moui, on verra. On a des banques systémiques en France. On a les moyens de discuter". Mais je n’imagine pas une seconde que pareil face à face ne soit pas forcément violent, si jamais JLM et ses sbires s’avéraient capables de ne pas ployer sous les pressions évoquées. Moi – mais je concède volontiers que ça tient de la simple intuition – j’imagine que ce serait très moche à voir, l’hypothèse optimiste étant ce que tu dis être "un événement historique fort" capable de modifier en profondeur les rapports entre politique et économie. Mais "évènement", c’est ici le mot poli pour dire "catastrophe", la dernière occasion ayant été la crise financière de 2008, laquelle a accouché d’une souris parce que les conséquences n’en ont pas été suffisamment graves. J’ai hélas tendance à penser – comme Michéa – qu’on ne reconstruit que sur des ruines : il faut que les structures tombent, sans quoi on ne les change plus. Mais quand elles tombent, c’est avec du sang et des larmes.
Tout ceci est très long, mais au vu de la tournure qu’a pris la discussion, je me vois mal ne pas rajouter un autre paragraphe (désolé). Que le débat se soit ainsi focalisé sur les droits/combats des LGBT en dit à mon avis davantage sur les conséquences d’une dépossession démocratique qui voit l'Etat ne plus guère être souverain que des question sociétales ou fiscales, que sur les causes de quoi que ce soit. Dit plus simplement, ce n’est pas parce que François Hollande a autorisé le mariage gay qu’il n’a rien fait d’autre. C’est parce que, de base, c’était à peu près le seul truc dans son programme qu’il pouvait mener à son terme sans se prendre un mur. Il n’aurait plus manqué qu’il se foire même là-dessus, tiens. A supposer bien sûr qu’il ait jamais eu l’intention de réaliser la moindre des mesures qu’il a promues lorsqu’il s’est dit être l’ennemi de la finance [LOL, je ne m’en remettrai décidément jamais], les obstacles étaient de toute façon trop nombreux pour qu’aboutissent plus que des broutilles. Même sur quelque chose d’a priori aussi simple que la volonté d’imposer aux banques de ne pas jouer avec l’argent des dépositaires sur des marchés spéculatifs, Pierre Moscovici s’est ramassé son projet de Loi dans le pif en 2012. Parce que ces choses-là se décident à Bâle en Suisse, via des comités techniques composés de gens non élus, lesquels l’ont gentiment éconduit. Parce que trop technique pour échapper à de purs techniciens, trop complexe pour être un sujet publiquement délibéré, vous ne pourriez pas comprendre mon bon Monsieur et l’élite sait mieux que nous comment ça marche etc. Encore une fois, le souci est d’abord d’ordre structurel : restaurer les outils de la souveraineté n’implique pas de ne plus s’occuper du "sociétal", jamais de la vie, mais d’élargir les sujets éligibles à la délibération démocratique via un gain de compétences de l’Etat. Alors pointer l’origine du problème sur Twitter et sa petite troupe de SJW, effectivement, je rejoint la lassitude de ChaosLink ou Rhyvia, auxquels je souhaite bon courage pour la suite.